Un cœur volumineux et des sens aiguisés: les clés du foisonnement explosif des premiers poissons

A la Source de Lumière Suisse SLS, la microscopie tomographique à rayons X d’un tout petit poisson vieux de 400 millions d’années montre comment son anatomie, conçue pour échapper aux prédateurs, lui a permis de devenir un chasseur une fois que ses mâchoires ont évolué.

Le Norselaspis glacialis était un poisson sans mâchoire du Dévonien, il y a 400 millions d'années, qui présentait des caractéristiques anatomiques telles qu'un cœur plus gros et des organes sensoriels qui ont permis aux poissons apparus par la suite de s'adapter à un mode de vie prédateur une fois que les mâchoires ont évolué. © Kristen Tietjen, Université du Kansas

Une équipe internationale dirigée par des scientifiques du Musée canadien de la nature et de l’Université de Chicago a reconstitué le cerveau, le cœur et les nageoires d’un poisson disparu appelé Norselaspis glacialis à partir d'un minuscule fossile de la taille d'un ongle. Ils ont trouvé des preuves d’une évolution vers un mode de vie axé sur la vitesse de nage et les capacités sensorielles bien avant l’apparition des mâchoires et des dents qui ont permis de mieux capturer la nourriture.

«Ces premières pages racontent un épisode clé de notre histoire évolutive la plus reculée», souligne Tetsuto Miyashita, chercheur au Musée canadien de la nature et auteur principal de la nouvelle étude publiée dans la revue Nature.

Les mâchoires ont tout changé, mais peut-être pas au début

Les poissons sillonnent nos océans depuis un demi-milliard d’années. Les toutes premières espèces vivaient près des fonds marins, mais tout a changé lorsque leurs mâchoires et leurs dents ont évolué. Il y a 400 millions d’années, les poissons à mâchoires ont conquis toute la colonne d’eau. En fin de compte, les animaux à membres, y compris les humains, sont également issus de cette diversification des vertébrés. 

Toutefois, la manière dont cet événement crucial s’est produit est longtemps restée un mystère. Selon la théorie classique, les mâchoires auraient évolué en premier, tandis que d’autres parties du corps auraient ensuite subi des transformations pour soutenir ce nouveau mode de vie prédateur. «Cependant, il existe un important déficit de données sous-jacent à cette transformation, affirme l’auteur principal de l’étude, Michael Coates, professeur et directeur du département de biologie et d’anatomie des organismes à l’Université de Chicago. Il nous manquait des instantanés du registre fossile qui nous aideraient à ordonner les événements clés et à reconstruire le schéma et l’orientation du changement.»

La nouvelle étude renverse complètement la doctrine dite des «mâchoires d’abord». «Nous avons découvert chez le Norselaspis, un poisson sans mâchoire, des caractéristiques que nous pensions réservées aux espèces dotées de mâchoire », explique Tetsuto Miyashita, ancien chercheur postdoctoral au laboratoire de Michael Coates à Chicago. Ce fossile de la période dévonienne datant de plus de 400 millions d’années montre que des sens aiguisés et un cœur puissant ont évolué bien avant les mâchoires et les dents.»

Mais l’équipe a aussi eu besoin d’une rencontre fortuite et d’un outil spécial pour obtenir ces aperçus de l’anatomie interne de Norselaspis.

Le minuscule fossile de Norselaspis, vieux de 400 millions d'années, étudié par l'équipe de recherche © Michael Coates, Université de Chicago

Le rayonnement synchrotron révèle des vestiges d’organes jamais vus auparavant

Le fossile d’un Norselaspis que l’équipe a étudié est si parfaitement conservé dans un fragment de roche qu’ils ont réussi à le scruter et à dévoiler jusqu’aux plus infimes détails de son cœur, de ses vaisseaux sanguins, de son cerveau, de ses nerfs, de ses oreilles internes et même de ses minuscules muscles oculaires. Ce spécimen extraordinaire sommeillait depuis 1969 dans l’un des milliers de blocs de grès rapportés du Spitzberg, cet archipel où la Norvège touche l’Arctique. 

En fendant ces roches conservées depuis 40 ans, Philippe Janvier et Pierre Gueriau ont mis au jour un crâne de Norselapsis intact, long d’à peine 1,2 centimètre. Ce fossile précieux a ensuite voyagé jusqu’à l’Institut Paul Scherrer, en Suisse, pour y être scruté avec les faisceaux de rayons X à haute énergie de la ligne de faisceau TOMCAT à la Source de Lumière Suisse SLS.

«Nous avons utilisé une technique appelée microscopie tomographique à rayons X, explique Federica Marone, scientifique à la ligne de faisceau TOMCAT à la SLS. Cela nous a permis d’étudier de manière non destructive les détails en 3D du fossile à très haute résolution et d’obtenir des informations inédites.»

Les images aux rayons X ont dévoilé un spectacle stupéfiant. Couche après couche, elles ont révélé avec une précision étonnante des membranes osseuses qui enveloppaient les organes du poisson. Ces os aussi fins que du tissu capturent les empreintes fantômes des organes qui étaient autrefois maintenus par le squelette. 

«En plus de son absorption couramment utilisée, nous avons exploité la minuscule réfraction du faisceau de rayons X qui traverse l’échantillon, explique Federica Marone. Cela nous a permis de renforcer le contraste entre des tissus similaires et d’obtenir des images de ces tout petits os dont la largeur ne dépasse pas un centième de millimètre. Elles montrent les empreintes d’organes aujourd’hui disparus.»

 

 


La microscopie tomographique à rayons X d'un minuscule poisson vieux de 400 millions d'années montre comment son anatomie, conçue pour échapper aux prédateurs, lui a permis de devenir un chasseur une fois que ses mâchoires ont évolué. © Michael Coates, Université de Chicago

 

 

Des oreilles à taille d’avocats et un cœur gros comme un melon

Au cours de milliers d’heures passées devant l’écran, ces données ont été disséquées numériquement et assemblées pour créer une carte de l’anatomie du poisson.

«Grâce à cet atlas numérique exceptionnel, nous connaissons désormais davantage de détails anatomiques de Norselaspis que nous n’en connaissons pour nombre de poissons vivants», affirme Tetsuto Miyashita. Norselaspis avait par exemple sept petits muscles pour bouger ses globes oculaires, alors que les humains en ont six. Il possédait des oreilles internes surdimensionnées, un cœur énorme et des vaisseaux sanguins disposés comme des contournements autoroutiers pour transporter davantage de sang. «Si Norselaspis était à notre échelle, ses oreilles internes auraient chacune la taille d’un avocat, tandis que son cœur serait aussi gros qu’un melon cantaloup», poursuit le chercheur.

Les poissons, tout comme les humains, utilisent leurs oreilles internes pour détecter les vibrations, s’orienter et ressentir les accélérations. Leur cœur volumineux propulse un flux sanguin abondant qui décuple ainsi la force de l’animal. «On pourrait même dire que Norselaspis avait le cœur d’un requin sous la peau d’une lamproie», décrit Tetsuto Miyashita.

Ce poisson était également doté d’une paire de nageoires inclinées en forme de pagaies situées derrière les branchies. Selon Michael Coates, elles lui étaient utiles pour opérer des arrêts brusques, des accélérations et des virages. Ces innovations anatomiques faisaient du Norselaspis une sorte de voiture de sport parmi ses congénères sans mâchoires de l’époque, généralement plus lents. 

Reconstitution artistique du poisson sans mâchoire Norselaspis glacialis © Kristen Tietjen, Université du Kansas

L’artiste de l’évasion devenu prédateur

Cette anatomie «dynamique» a probablement évolué chez les poissons pour leur permettre d’échapper aux prédateurs, plutôt que pour leur permettre de poursuivre leurs proies. Cependant, ce qui permettait aux poissons sans mâchoire de s’enfuir rapidement pourrait avoir offert un avantage aux poissons à mâchoires: la possibilité de détecter et de capturer efficacement leur nourriture. 

«L’apparition des mâchoires a déclenché une révolution évolutive, fusionnant systèmes sensoriels, locomotion et alimentation en une combinaison inédite qui allait donner naissance à l’extraordinaire foisonnement des poissons du Dévonien», explique Michael Coates.

Les toutes premières mâchoires servaient probablement à aspirer les proies avec l’eau et la boue plutôt qu’à happer des proies en mouvement. «Le passage d’un animal benthique à un prédateur dominant ne s’est pas fait d’un coup», explique Tetsuto Miyashita.

Des indices sur l’apparition des vertébrés

La nouvelle étude remet en question notre idée selon laquelle, chez les tétrapodes (animaux vertébrés à quatre membres) modernes, les épaules ont évolué à partir de structures branchiales modifiées. Les observations faites par l’équipe sur le fossile Norselaspis révèlent un nerf scapulaire distinct des nerfs branchiaux. Cette découverte ébranle la théorie classique. Loin de dériver des branchies, estime l’équipe, l’épaule des tétrapodes aurait évolué comme une nouvelle structure, accompagnée d’un nouveau domaine: le cou qui sépare la tête et le torse.

«De nombreux changements évolutifs relèvent de la manière dont la tête se rattache au tronc», note Tetsuto Miyashita . Chez les poissons primitifs dépourvus de mâchoire, la tête fusionne avec le torse. En revanche, les vertébrés à mâchoire possèdent un cou et une gorge qui créent une distinction entre ces deux zones. Norselaspis, quant à lui, occupe une position intermédiaire: sa tête se rattache directement aux épaules, sans cou, presque comme si, chez nous humains, nos bras émergeaient derrière nos joues. A cette jonction, les organes, tels que l’oreille interne, les épaules et le cœur, subissent des améliorations ou se réorganisent pour optimiser la navigation dans leur environnement. 

Les paléontologues cherchent encore à déterminer ce qui a déclenché cette transformation. Christian Klug, chercheur à l’Université de Zurich qui n’a pas participé à l’étude, pense que la lignée de Norselaspis aurait émergé pendant la Révolution du Necton, quand les créatures marines ont conquis les zones supérieures de la colonne d’eau. Il s’agissait alors de gagner en vitesse, en intelligence et en agilité.

«Lorsque nous considérons un événement historique, nous nous concentrons souvent sur un ou deux moments symboliques, au risque de les transformer en clichés, relève Tetsuto Miyashita. En ce sens, on peut comparer l’évolution des mâchoires au coup de feu tiré à Sarajevo qui a déclenché la Première Guerre mondiale en 1914. Mais il est impératif de comprendre le contexte. Avec Norselaspis, nous pouvons vraiment le trouver en examinant son cœur.»

Depuis les mesures par tomographie à rayons X qui ont révélé l’anatomie de Norselapsis, la SLS et ses lignes de faisceaux ont fait l’objet d’une mise à niveau complète. En plus de la ligne de faisceaux d’origine, aujourd’hui rénovée (appelée S-TOMCAT), les capacités de TOMCAT ont été étendues avec désormais une deuxième ligne de faisceau flambant neuve (I-TOMCAT), spécialement conçue pour les expériences à haute résolution et à haut débit. 

«Grâce à ces nouvelles caractéristiques, nous serons en mesure de découvrir des détails dans les fossiles qui restaient cachés auparavant, explique Federica Marone. L’accès à un tel niveau de détail pourrait transformer notre compréhension de l’évolution de la vie sur Terre.»

Dr Federica Marone
PSI Center for Photon Science
Institut Paul Scherrer PSI

+41 56 310 53 18
federica.marone@psi.ch
[anglais]