Grâce à un procédé de microtomographie à rayons X à la pointe de la technologie mis en œuvre à la Source de Lumière Suisse SLS de l’Institut Paul Scherrer PSI, des scientifiques sont parvenus à décoder la technique de chasse silencieuse d’un gigantesque ichthyosaure. Ce prédateur marin sillonnait les sombres océans de la planète il y a 183 millions d’années.
Au crépuscule de l’ère jurassique, les mers étaient dominées par un géant: le temnodontosaurus, un ichthyosaure de plus de dix mètres de long, aux yeux aussi gros que des ballons de football, glissait sans faire de bruit, ou presque, dans les eaux sombres de la planète, toujours en quête de nourriture. Ce prédateur aquatique était un maître du camouflage; sans produire le moindre remous ni faire de bruit, il avançait silencieusement dans l’eau et fondait sur ses proies à la vitesse de l’éclair.
Cette scène, qui semble sortir tout droit d’un documentaire animalier, repose en fait sur des travaux scientifiques récents. Une équipe de recherche internationale dirigée par Johan Lindgren de l’Université de Lund est parvenue, pour la première fois, à examiner les structures des tissus mous d’une nageoire antérieure, exceptionnellement bien conservée, de l’un de ces géants des mers. La configuration de la nageoire antérieure indique une adaptation évolutive pour rendre la progression dans l’eau silencieuse. Cette évolution est comparable à celle observée sur les plumes dentelées des hiboux et qui rend les battements de leurs ailes pratiquement inaudibles dans le ciel nocturne. Pour que l’analyse détaillée de la structure des tissus mous de la nageoire du temnodontosaurus soit possible, le précieux fossile a été transporté jusqu’à la Source de Lumière Suisse SLS à Villigen.
Animal terrestre puis Léviathan inaudible
Les ichthyosaures vécurent sur Terre il y a 250 à 90 millions d’années. Ils font partie d’un des groupes de tétrapodes marins – des animaux à quatre pattes – les plus prospères que nous connaissons. Comme les baleines des temps modernes, ces reptiles des mers descendent d’animaux terrestres qui se sont progressivement adaptés à une vie entièrement aquatique en développant des nageoires et un corps profilé, rappelant celui d’un dauphin.
La nouvelle étude publiée dans la revue spécialisée Nature décrit une nageoire antérieure quasiment complète provenant du plus grand mégaprédateur des océans du début du Jurassique. «La forme de la nageoire, semblable à une aile, l’absence d’os à l’extrémité distale, c’est-à-dire dans la partie externe de la nageoire, les structures cutanées longitudinales et le bord arrière nettement dentelé indiquent que cet animal massif avait développé des moyens pour minimiser les bruits lors de ses déplacements dans l’eau», explique Johan Lindgren, le principal auteur de l’étude et spécialiste des tissus mous fossiles des reptiles marins. Cet ichthyosaure devait donc se déplacer dans l’eau sans faire de bruit, ou presque. «Jamais auparavant nous n’avions vu d’adaptations évolutives si sophistiquées chez un animal marin», constate le spécialiste.
Bien qu’on ait retrouvé de nombreux ichthyosaures exceptionnels dont les tissus mous étaient préservés, certains même avec les contours du corps complet, les tissus mous connus étaient à ce jour limités à un petit groupe d’espèces de la taille d’un dauphin. La nouvelle découverte est sans pareil, puisque les tissus mous étudiés sont les premiers d’un ichthyosaure de grande taille. La construction de la nageoire ne ressemble par ailleurs à aucune autre d’un organisme aquatique vivant ou disparu. Le bord arrière dentelé est renforcé par de nouvelles minéralisations en forme de bâtonnets, que l’équipe de scientifiques appelle «chondroderme». La nageoire fossilisée a été découverte par hasard sur un chantier routier près de Dotternhausen, au sud de l’Allemagne par le collectionneur de fossiles Georg Göltz, l’un des co-auteurs de l’étude, qui s’était rendu sur les lieux à la recherche d’autres types de fossiles.
Décoder un camouflage préhistorique avec des méthodes high tech
Pour comprendre les structures conservées dans le fossile, la nageoire a été soumise à une série de méthodes d’analyse intensives. La microtomographie par rayons X basée sur la lumière synchrotron de la ligne de faisceau TOMCAT du PSI a joué un rôle central. «Grâce à la haute résolution et au contraste élevé de notre méthode de tomographie, nous avons pu rendre visible, en trois dimensions, la fine structure interne du chondroderme», affirme Federica Marone, scientifique à la ligne de faisceau au Centre des sciences photoniques du PSI. «Ce genre de représentation était central pour comprendre la fonction mécanique des renforcements en forme de bâtonnets, en particulier leur rôle dans la réduction du bruit pendant la progression dans l’eau.»
En plus de la tomographie, l’équipe scientifique a utilisé d’autres techniques de pointe, dont la spectroscopie de masse et la microspectroscopie à infrarouge, afin d’analyser les composants organiques du fossile. Un modèle de nageoire virtuel a aussi été réalisé. Grâce à des simulations de courant numériques, les scientifiques ont pu montrer comment le temnodontosaurus utilisait sa nageoire dentelée pour nager pratiquement sans bruit et passer ainsi inaperçu du point de vue acoustique. Le succès de l’étude est le résultat du travail d’une équipe multidisciplinaire internationale composée de paléontologues, d’ingénieures et d’ingénieurs, de chimistes, de biologistes ainsi que de physiciennes et de physiciens.
Bien que l’ichthyosaure ait disparu depuis longtemps, son design évolutif pourrait être intéressant pour notre époque. «Aujourd’hui, la pollution sonore due au trafic maritime, aux installations offshore et à la technique de sonar est une nuisance croissante pour la faune marine. Les connaissances acquises sur l’atténuation naturelle du bruit du temnodontosaurus pourrait être une source d’inspiration pour le développement de technologies sous-marines moins bruyantes», indique Johan Lindgren.
La recherche sur les structures fossiles telles que celle-ci devrait à l’avenir livrer des résultats plus précis encore: avec la mise à jour SLS 2.0, la Source de Lumière Suisse sera en effet plus performante que jamais. Une résolution spatiale plus élevée, des énergies du faisceau plus hautes et des mesures plus rapides permettront d’analyser des fossiles, même fragiles, avec un degré de détail et une rapidité jamais atteints à ce jour. «Dans le cas particulier d’échantillons complexes comme cette nageoire d’ichthyosaure, SLS 2.0 ouvrira de nouvelles possibilités – que ce soit au niveau de la qualité des images ou au niveau de l’efficacité du relevé des données», indique Federica Marone.
Contact
Dr Federica Marone
PSI Center for Photon Science
Institut Paul Scherrer PSI
+41 56 310 53 18
federica.marone@psi.ch
[anglais]
Publication originale
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Lindgren J, Lomax DR, Szász RZ, Marx M, Revstedt J, Göltz G, et al.
Adaptations for stealth in the wing-like flippers of a large ichthyosaur
Nature. 2025. https://doi.org/10.1038/s41586-025-09271-w
DORA PSI