Les artistes quantiques: Duo de terbium et autres œuvres d’art quantiques
Pour créer des bits quantiques plus stables, les scientifiques du PSI associent des ions terbium par paires. Ailleurs, ils positionnent des atomes avec précision à l’aide de pinces optiques.
«Mettez les bonnes dans le petit pot et les mauvaises dans votre jabot», dit Cendrillon aux pigeons venus l’aider à trier ses lentilles. Lorsqu’on quitte le monde des contes de fées pour entrer dans le domaine des calculateurs quantiques, il faut aussi séparer ce qui est bon de ce qui ne l’est pas. Mais, cette fois, au niveau des atomes et de leurs frères, porteurs d’une charge électrique, les ions. Ce qui est «bon» aux yeux des chercheurs, ce sont les qubits, par exemple des atomes ou des ions, qui peuvent opérer des calculs dans un ordinateur quantique. Les qubits sont généralement très sensibles: la plus infime perturbation mécanique ou magnétique extérieure suffit à rompre leur cohérence en une fraction de seconde. Les qubits sont alors désynchronisés et les informations quantiques perdues. Ils deviennent de «mauvais» qubits et font obstacle aux calculs de l’ordinateur quantique.
Dans les calculateurs quantiques actuels, les qubits sont relativement bien espacés: ils ne se perturbent donc pas mutuellement. Mais ce qui fonctionne plutôt bien avec 50 ou 100 qubits devient problématique lorsqu’on envisage les ordinateurs du futur. Ils auront plusieurs millions de qubits, que l’on souhaite empaqueter de façon serrée comme les bits sur les puces informatiques actuelles. Résultat: ils se perturberont et les «bons» deviendront «mauvais».
Simon Gerber et Gabriel Aeppli travaillent au Centre des sciences photoniques du PSI. Ils connaissent le moyen de garder plus longtemps les qubits dans le pot des «bons», et ce même s’ils sont empaquetés de façon serrée. Leurs qubits à ions terbium sont intégrés dans le réseau cristallin atomique de cristaux de fluorure d’yttrium-lithium. Le résultat est étonnant: les ions terbium produisent des qubits plus stables que prévu, possédant une cohérence beaucoup plus élevée.
Principal obstacle sur la voie qui mène au calculateur quantique: les qubits, constitués d’atomes ou d’ions, sont très sensibles et perdent leur cohérence quantique à la moindre perturbation. Certains ions peuvent toutefois exister par paires, ce qui les rend plus résistants. Par ailleurs, si on les irradie avec des micro-ondes, ils deviennent encore plus robustes. L’équipe de Simon Gerber étudie ces qubits prometteurs. © Studio HübnerBraun
«L’astuce consiste à stocker les états des qubits dans l’interaction entre deux ions et non, comme à l’accoutumée, dans des ions individuels, explique Simon Gerber. Ces paires d’ions se forment naturellement lorsqu’on ajoute beaucoup de terbium dans le cristal.» L’avantage: les qubits à paires d’ions communiquent à une fréquence bien précise, qui ne peut pas être perturbée par les ions terbium individuels ou d’autres atomes présents dans le cristal. A la radio, ce serait comme si l’on se servait d’une nouvelle fréquence très éloignée des stations existantes: les anciennes fréquences n'interféreraient pas. En appliquant cette image aux qubits, cela signifie que l’on peut communiquer sans encombre avec eux et que leur cohérence se maintient beaucoup plus longtemps. Cette particularité rend l’approche du PSI extrêmement intéressante pour la construction de futurs calculateurs quantiques.
Un bouclier à partir de micro-ondes
Mais il y a mieux. Les perturbations magnétiques extérieures menacent également les qubits à ions terbium. Cependant, en les irradiant avec des micro-ondes, on obtient l’effet protecteur d’un bouclier. Les qubits par paires ont une durée de vie jusqu’à cent fois plus longue que les qubits faits d’ions seuls non irradiés. «Avec le bon matériau, on pourrait même prolonger la cohérence», avance Gabriel Aeppli, directeur du Centre des sciences photoniques. Forte de ces connaissances, son équipe veut maintenant poursuivre l’optimisation de la structure
Les expériences publiées l’an dernier dans la revue spécialisée Nature Physics ouvrent une nouvelle voie pour la construction de calculateurs quantiques. Mais pour y arriver, il ne suffira pas de simplement disperser des ions terbium dans un réseau cristallin. «La tendance est de placer les atomes ou les ions de manière quasi chirurgicale», explique Gabriel Aeppli.
Wenchao Xu connaît bien l’agencement des atomes individuels. Elle aussi travaille au Centre des sciences photoniques. Ses atomes ne se trouvent pas dans un solide mais dans le vide, flottant à l’intérieur d’une chambre compacte. Wenchao Xu souhaite y positionner jusqu’à 5000 atomes avec une extrême précision, grâce à un réseau optique de faisceaux laser focalisés. «Nous appelons cette technique “pince optique”, explique Wenchao Xu. Elle nous permet de piéger et de placer chaque atome avec un rayon laser.» Son équipe utilise les atomes individuels comme qubits et construit des processeurs quantiques à partir d’une grande quantité d’atomes placés de la sorte.
Hybrides de lumière et de matière
Wenchao Xu explore par ailleurs les possibilités de réunion entre systèmes quantiques. Pour ce faire, elle a recours à ce qu’on appelle des «polaritons». Ce sont des quasi-particules possédant des propriétés de lumière et de matière. Elles pourraient servir d’interfaces entre les qubits atomiques et la lumière pour porter des informations quantiques sur de longues distances. Plusieurs processeurs quantiques pourraient être reliés entre eux par des polaritons et permettre ainsi la création de calculateurs plus puissants.
Les rayons laser permettent de capturer et de positionner avec précision des atomes individuels. C’est par ce moyen que Wechao Xu place différents types d’atomes dans une chambre à ultravide et les utilise comme qubits. À mesure que leur nombre augmente, il devient nécessaire de connecter des atomes très éloignés les uns des autres. C’est là que les polaritons entrent en jeu. Ces quasi-particules possèdent les propriétés de la lumière et de la matière, ce qui en fait des émissaires idéaux pour transmettre des messages quantiques sur de longues distances. © Studio HübnerBraun
Dominik Sidler s’intéresse lui aussi aux polaritons. Ce physicien théorique du Centre de calcul scientifique, théorie et données n’étudie pas les quasi-particules en laboratoire mais dans le cadre de simulations informatiques. Il y analyse le lien étroit qui existe entre lumière et matière. Si l’on enferme des molécules dans un minuscule palais des glaces et que l’on y fait aller et venir la lumière, celle-ci peut modifier la structure des molécules et, dans la foulée, leurs propriétés chimiques. Ce qui est particulier, c’est que cela ne nécessite pas de lumière extérieure. L’effet quantique apparaît aussi dans l’obscurité totale. Pourquoi les propriétés chimiques se modifient-elles? On l’ignore encore, car les modèles physiques actuels ne prévoient pas ce phénomène. Là aussi, il se pourrait que les polaritons soient impliqués.
Dominik Sidler s’efforce de percer les secrets de la chimie polaritonique. S’il devait réussir, cela déboucherait notamment sur des médicaments dont le principe actif serait produit de manière plus efficace sur le plan énergétique. Car les pièges à lumière permettraient d’en modifier la structure chimique de manière ciblée.
Des qubits de chat
Tandis que des scientifiques comme Simon Gerber et Wenchao Xu prennent, pour leurs qubits, ce qu’offre la nature comme très petits composants – des atomes ou des ions –, Alexander Grimm emprunte une autre voie: il fabrique des qubits de manière artificielle. Il utilise des cavités micro-ondes (un type particulier de résonateur) dans lesquelles le signal électrique peut osciller comme un pendule. Le groupe de recherche d’Alexander Grimm est capable de contrôler précisément l’état d’oscillation dans ces résonateurs. Et à moins 273 degrés Celsius, Alexander Grimm peut créer une superposition quantique, c’est-à-dire deux oscillations contraires au même instant. Comme si un pendule classique oscillait simultanément dans deux directions opposées. «Autrement dit, nous créons en laboratoire une sorte de chat de Schrödinger», explique Alexander Grimm en faisant allusion à la célèbre expérience de pensée imaginée par Erwin Schrödinger. L’avantage de ces qubits de chat est le suivant: les deux états contraires sont résistants aux perturbations, si bien que les qubits d’Alexander Grimm restent, par nature, plus longtemps dans les petits pots de Cendrillon contenant les «bons».
Est une expérience de pensée imaginée en 1935. Un chat fictif est enfermé dans une caisse avec une capsule de poison. La probabilité que ce poison soit vaporisé dans l’air par un processus atomique est précisément de 50%. D’après la mécanique quantique, les deux états atomiques sont présents simultanément, tant que le résultat n’est pas mesuré. Le physicien Erwin Schrödinger pose la question de savoir si, par conséquent, le chat est mort et vivant en même temps. Cette simultanéité contredit l’expérience quotidienne, dans laquelle nous observons avant tout de la physique classique. Mais elle ne contredit pas la physique quantique. © Studio HübnerBraun
Le lieu idéal pour la recherche quantique
Les nombreuses approches de la recherche quantique ont de meilleures chances d’aboutir lorsque des chercheurs issus de différents domaines collaborent. «Chaque discipline a son langage et son formalisme, rappelle Dominik Sidler. Il est donc important que nous allions au-delà de nos spécialités et que nous nous ouvrions à de nouvelles possibilités. A cet égard, le PSI est l’endroit idéal. Notamment, grâce à son étroite coopération avec les hautes écoles du Domaine des EPF et à ses nombreux contacts avec des institutions internationales.»
«Nous nous enrichissons mutuellement», confirme Simon Gerber. L’expérience avec les paires d’ions terbium, par exemple, pourrait déboucher sur de nouveaux capteurs. En principe, si l’on veut comprendre ce qui se passe aux niveaux atomique et électronique, il faut disposer de grands microscopes. «Les grandes installations de recherche du PSI, qui sont uniques au monde, nous aident dans notre compréhension des sciences des matériaux, ce qui ouvre beaucoup de nouvelles possibilités d’application», dit Simon Gerber.