L’aéroradiométrie permet de détecter la radioactivité au sol depuis les airs. La Centrale nationale d’alarme (CENAL) effectue, chaque année, des vols de mesure avec le soutien du PSI. Objectif: déterminer la situation radiologique en Suisse.
Les pales du rotor de l’hélicoptère vibrent et soulèvent sans effort ce monstre de cinq tonnes. L’odeur et les chuintements du Super Puma ressemblent à ceux d’une gigantesque tondeuse à gazon. A 100 kilomètres à l’heure, l’engin file au-dessus de la ville de Zurich, depuis l’aéroport de Dübendorf, avant de suivre le cours de la Limmat en direction du Château d’eau: c’est là que se trouve la zone de mesure où sera déterminée la situation radiologique du PSI, de l’Entrepôt central pour déchets radioactifs (Zwilag) et des deux centrales nucléaires de Leibstadt et de Beznau.
Pour fournir des données de mesure aussi précises que possible, l’hélicoptère doit être maintenu à 90 mètres d’altitude. Il embarque en effet, dans sa soute, un système de mesure destiné à détecter la radioactivité de la surface terrestre. Le fait de le maintenir constamment à cette altitude représente un défi, aussi bien pour les pilotes que pour l’équipage, car on ressent chaque colline du paysage par la modification continuelle du sol. L’hélicoptère s’élève à la verticale de la crête du Geissberg de Villigen – l’équipage est tassé dans les sièges – pour redescendre en plongée de l’autre côté, donnant la sensation de montagnes russes. Les sacs vomitoires distribués au début du vol prennent soudain tout leur sens.
Avec une visibilité de 300 mètres à la ronde, l’hélicoptère suit des trajectoires parallèles prédéfinies, situées à 250 mètres les unes des autres – il est ainsi possible de balayer l’ensemble du sol. Cette route, on peut aussi la suivre en direct à bord. Sur les écrans des deux opérateurs, qui procèdent à une première évaluation en temps réel dans ce laboratoire volant, les surfaces colorées permettent d’identifier immédiatement le fond radiologique: le bleu et le vert correspondent à une valeur de 40 à 100 nanosieverts par heure. Le sievert est l’unité physique utilisée pour quantifier l’exposition aux rayonnements. Là, tout est dans le vert (ou dans le bleu).
Le problème de la pluie
Trois heures plus tôt, dans une salle de conférences de l’aéroport militaire de Dübendorf, Cristina Poretti, responsable de l’exercice, présente la mission du jour et indique la zone de mesure sur une carte hachurée de lignes parallèles rouges. Ce sont celles qu’il faudra survoler. «Malheureusement, la météo ne se présente pas très bien, annonce-t-elle. Nous attendons un front pluvieux venu de l’est en soirée.» Cette Tessinoise de naissance pointe les minuscules chiffres allant de 1 à 4 au-dessus des lignes rouges. «J’ai divisé le terrain en quatre zones de priorité, indique-t-elle. Nous devrions arriver à couvrir aujourd’hui les zones 1 et 2. Il faudra peut-être reporter les zones 3 et 4 à une prochaine date de mesure.»
Son auditoire – composé de militaires de carrière en uniforme, de miliciens, de fonctionnaires civils de la CENAL et d’Alberto Stabilini, physicien au PSI – l’écoute attentivement. «Des remarques du côté des pilotes?» demande-t-elle. Il n’y en a pas. Dans sa tête, Cristina Poretti se repasse le déroulement de l’exercice.
En cas d’urgence radiologique, elle aurait la responsabilité d’une organisation sans accrocs. Cela signifierait planifier la mission, collaborer avec les partenaires de l’armée et des cantons, localiser les zones concernées, puis projeter et prioriser d’autres mesures au sol – le tout sous la direction de sa division. Les vols de mesure annuels servent donc en même temps d’entraînement.
Les pilotes, le chef de soute et l’infrastructure de l’aéroport militaire de Dübendorf sont mis à disposition par l’armée. Des soldats, avec une fomation spéciale et une durée de service prolongée, sont convoqués en tant qu’opérateurs. Sur le plan organisationnel, ces miliciens sont subordonnés à la CENAL. «Ces personnes ont, la plupart du temps, un bagage en sciences naturelles et font donc office de spécialistes pendant le vol, explique Cristina Poretti. Comme tout se passe en temps réel, ils peuvent intervenir directement dans le processus de mesure et, au besoin, donner instruction aux pilotes de survoler de nouveau un point donné.»
Et qu’en est-il de la pluie? «La pluie lave les produits de désintégration du radon dans l’air», explique Alberto Stabilini. Le radon est un gaz rare, naturel et radioactif, qui apparaît dans le sol et qui fait partie de la série de désintégration de l’uranium. Si le radon s’échappe dans l’atmosphère, il poursuit sa désintégration, donnant, entre autres, du bismuth et du plomb. Ces produits, dits de «filiation du radon», sont également radioactifs et en suspension dans l’air. En cas d’averse, ils sont lavés de l’atmosphère et s’accumulent au sol. «Lors de l’analyse, cela entraîne une surestimation de la concentration d’uranium dans le sol», relève le chercheur.
Vite et à large échelle
En 1975, l’aéroradiométrie suisse était encore purement militaire: la procédure voulait qu’un soldat équipé d’un compteur Geiger se penche hors de l’hélicoptère pour détecter le rayonnement. En 1986, cette méthode a été utilisée pour la première fois dans le cadre d’un projet de la Commission fédérale de géophysique pour réaliser la cartographie géologique des massifs centraux de l’Aar-Gothard. Un algorithme d’analyse des données a été ensuite développé dans le cadre de deux thèses de doctorat à l’ETH Zurich. A partir de 1994, la direction a été confiée à la CENAL. A cette occasion, le vol a été effectué avec un Super Puma de l’armée suisse, qui permet de conduire des missions même dans des conditions météorologiques difficiles et de nuit.
En 2003, l’expertise scientifique de l’ETH a été transmise au PSI, en coopération avec l’ENSI. Enfin, en 2018, un système de mesure novateur a été mis en service. Depuis, quatre détecteurs ultrasensibles sont disponibles en Suisse sur deux sites, avec l’électronique et le logiciel correspondants. Un système de ce genre peut être monté en quelques heures à bord d’un Super Puma. L’analyse tient compte de toutes les données de l’hélicoptère, comme les informations GPS, l’altitude et la vitesse de vol. L’hélicoptère et le détecteur «fusionnent» en un seul appareil de mesure, qui fait également office de laboratoire grâce à l’analyse simultanée des données.
Cela permet de mesurer, en l’espace de trois heures et sans escale, une surface pouvant atteindre 100 kilomètres carrés et de déterminer la situation radiologique de cette zone en temps réel. Couplée à un réseau dense de sondes de mesure permanentes au sol ainsi qu’à d’autres équipes et véhicules de mesure, l’aéroradiométrie contribue de manière notable à la protection de la population.
Extraire le maximum de détails
Pendant le vol, Alberto Stabilini reste au sol et travaille en arrière-plan sur son ordinateur portable. Sa fonction est d’intervenir lorsqu’un résultat de mesure n’est pas clair et requiert l’opinion d’un expert. «A 90 mètres d’altitude, la quantité de rayonnement qui parvient au détecteur est faible, explique le physicien. Il arrive que le signal ne puisse pas être imputé clairement à une source.»
Pour la CENAL, l’exploitation des données doit se faire de manière instantanée, car c’est finalement sur cette base que la question sera tranchée: cette source radiologique est-elle cause de danger pour la population, et, le cas échéant, quelles sont les prochaines étapes à suivre? «Pour ce faire, le système est tout à fait suffisant, relève Alberto Stabilini. Mais parfois, il faut examiner les choses de plus près.»
Si les opérateurs et leurs ordinateurs ne parviennent pas à imputer une anomalie à une source ou s’ils ont besoin d’une seconde opinion, ils envoient leur jeu de données à Alberto Stabilini, qui le vérifie à l’aide d’un logiciel spécial. «Ce code a été mis au point par mon prédécesseur, Gernot Butterweck, explique Alberto Stabilini. Il concentre plus de vingt-cinq ans d’expérience, avec des mesures de terrain. En effet, la vitesse, l’altitude, la géométrie du rayonnement et le terrain peuvent influencer le signal. Grâce à ce logiciel, nous parvenons à extraire le maximum d’informations des données brutes.»
Le vol du jour n’a pas révélé d’anomalie. En trois heures, l’équipe est parvenue à cartographier 115 kilomètres carrés. «Une journée de travail réussie», estime Alberto Stabilini.